Antonio de La Gandara
Paris, 1861 – 1917
Edmond Haraucourt, 1883
Huile sur toile
92 x 73 cm
Signée et dédicacé en haut à gauche : A mon ami Haraucourt / Antonio Gandara 83
Au verso, marque du marchand de couleurs Rey & Perrod (actif entre 1878 et 1891)
Provenance
Edmond Haraucourt (1856-1941)
Louise-Marie dite Mathilde Haraucourt, née Claës, sa femme (1875-1961)
Lille, collection particulière
Bibliographie
X. Mathieu, Antonio de La Gandara, Le catalogue de son œuvre, 1861-1917,
Canéjan, 2025, n° 352bis, p. 124
Né d’un père espagnol et d’une mère française, Antonio de La Gandara est admis en mars 1878 à l’École des Beaux-Arts dans la classe de Gérôme. Il se lie alors avec Rodolphe Salis, fondateur du cabaret Le Chat noir, et contribue au Salon des Incohérents aux côtés de ses camarades Caran d’Ache et Adolphe Willette. Ses sombres premières œuvres, exposées au Salon à partir de 1882, restent marquées par le souvenir de Ribot et par la peinture espagnole du XVIIáµ siècle. Mais sa rencontre avec le comte Robert de Montesquiou en 1885 lui ouvre les portes de la haute société française, dont il devient l’un des peintres favoris. Particulièrement habile à représenter les célébrités du Tout-Paris, La Gandara se spécialise dans les figures féminines : héroïnes proustiennes comme la comtesse Greffulhe ou la princesse de Chimay, artistes (Sarah Bernhardt, 1895) et beautés internationales (Madame Gabriele d’Annunzio, 1907) figurent parmi ses portraits les plus salués par la critique.
C’est sans doute vers 1880–1881 que La Gandara rencontre le poète Edmond Haraucourt (1856–1941), très probablement dans le cadre du cabaret Le Chat noir de Rodolphe Salis. À l’origine, il y a le club des Hydropathes, cercle de poètes, musiciens et jeunes artistes qui se réunissaient chaque semaine, depuis le 17 octobre 1878, sous la présidence d’Émile Goudeau, pour livrer au public leurs compositions, poèmes et musiques. Haraucourt est un fidèle des Hydropathes ; le nom du groupe, farfelu, se traduit littéralement par « qui souffre de l’eau en interne ». Le succès du groupe est tel qu’il doit s’expatrier à plusieurs reprises, avant d’être accueilli en novembre 1881 par Rodolphe Salis, qui vient alors d’ouvrir les portes de son cabaret artistique. La Gandara a sans doute assisté aux soirées des Hydropathes, mais sans grande assiduité. Il est certain, en revanche, que le peintre fut un habitué du Chat noir et un ami de Salis : il en fit le portrait en 1882 (collection particulière). Cette même année, Haraucourt publie son premier recueil de sonnets, La Légende des sexes, poèmes hystériques et profanes, sous le pseudonyme du « Sire de Chambley » - un ouvrage érotique qui fit scandale. Le sonnet intitulé « L’Homme d’État » est dédié à La Gandara - illustration de leurs liens étroits : « Là-bas dans la tiédeur et la lumière brune / De l’alcôve où l’air âcre aigrit les odorats, / Un cul parlementaire enfle l’ampleur des draps,… »[1].
L’année suivante, La Gandara peint notre portrait, probablement en remerciement de la dédicace. À ce moment-là, l’artiste est au début de sa carrière : après une formation dans l’atelier de Jean-Léon Gérôme, il réalise ses premières œuvres - portraits de famille, scènes de genre et natures mortes. C’est l’époque des portraits sombres, empreints d’un fort caractère, marqués par le souvenir de Ribot et de la peinture espagnole du XVIIáµ siècle (Portrait de M. Baroy, collection particulière). Il est très probable que La Gandara ait eu accès aux œuvres de Manet, dont l’influence, notamment dans l’usage du noir et l’économie de moyens, est frappante. Notre portrait est typique de cette veine : le poète est représenté sobrement, assis, les mains croisées sur les genoux ; le fond est sombre, dépourvu de décor, et le vêtement uniformément noir, seulement égayé par le col cassé et la cravate blanche. L’attention se porte sur la tête, nerveuse et fine, - admirez la construction solide du front sous les cheveux courts, la légère ligne d’ombre qui fait saillir la tempe, la vive expression des yeux, le dessin du nez et de la bouche sous les moustaches redressées - ainsi que sur la vérité de la carnation et la facture, tout à la fois parfaite et non minutieuse, du bouc brun, légèrement ondulé. L’œuvre est signée « Antonio Gandara » : l’artiste n’ajoutera la particule « de » qu’à partir de 1885[2].
Après 1883, Edmond Haraucourt poursuivit sa carrière de poète tout en écrivant romans et pièces de théâtre (Shylock, comédie en vers d’après Shakespeare, musique de G. Fauré, 1889 ; Les Vikings, Grand prix de l’Académie française, 1890 ; Don Juan de Manara, drame en vers, 1898, etc.). Symbole de sa réussite sociale, il fut l’un des huit poètes choisis pour veiller le cercueil de Victor Hugo en 1885. L’un de ses poèmes les plus connus, le « Rondel de l’adieu », paraît dans le recueil Seul (1890) : « Partir, c’est mourir un peu, / C’est mourir à ce qu’on aime : / On laisse un peu de soi-même / En toute heure et dans tout lieu. //… ». À partir de 1894, Haraucourt entama une nouvelle carrière dans le monde des musées : il fut conservateur au Musée de sculpture comparée du Palais du Trocadéro de 1894 à 1903, puis rejoignit le Musée de Cluny dont il fut le directeur de 1903 à 1925. Dans cette dernière institution, il s’attacha à l’accroissement et à la spécialisation des collections, ainsi qu’à la conservation préventive des œuvres et à l’aménagement des salles. Il publia également de nouveaux catalogues des collections du musée [3] ainsi qu’une Histoire de France expliquée au Musée de Cluny. Guide annoté par salle et par série (1922). Avec sa femme, née Mathilde Claës, Edmond Haraucourt fit don de plusieurs objets au Musée de Cluny entre 1905 et 1913. Ami intime de Félicien Rops, Haraucourt constitua une importante collection des estampes de son ami qu’il souhaita disperser en 1912 ; la vente fut cependant interdite et annulée pour cause d’indécence. Mme Haraucourt a légué en 1948 un tableau de Rops, Le Val du Coléby à Freyr, aux musées nationaux (Paris, musée d’Orsay) et, en 1959, leur maison de Bréhat fut donnée à l’Université de Paris, destinée à accueillir des étudiants lors de séjours estivaux.
[1] « Là-bas dans la tiédeur et la lumière brune / De l’alcôve où l’air âcre aigrit les odorats, / Un cul parlementaire enfle l’ampleur des draps, / Et large, s’arrondit comme une pleine lune. // Dans les fesses qu’il fit, Rubens n’en fit aucune / De majesté plus noble et de contour plus gras ; / Obéron ne saurait les tenir dans ses bras, / Et Vénus Callipyge en garderait rancune. // Si vertueux qu’on soit et malgré la pudeur, / Rien qu’à voir cette ferme et virile rondeur, / On sent lever en soi des désirs monastiques. // On contemple : on voudrait. Et le rêve mutin / Flotte à l’entour, avec des langueurs extatiques, / Cependant que le cul chante un hymne au matin. », E. Haraucourt, La Légende des sexes, Paris, 1882, p. 133-134.
[2] Le sonnet de Haraucourt (voir note 1) est également dédié à « Antonio Gandara ».
[3] E. Haraucourt et divers, Musée des Thermes et de l’Hôtel Cluny, catalogue général, volume I (la pierre, le marbre et l’albâtre) et volume II (bois sculptés et meubles), Paris 1922-1925.


